AU HARRY’S

 

 

— On devrait assortir les chaussettes et le pantalon, déclare Todd Hamlin à Reeves, qui l’écoute intensément tout en faisant tourner les glaçons dans son Beefeater avec un bâtonnet à cocktail.

— Qui a dit ça ? demande George.

— Écoute bien, reprend patiemment Hamlin. Si tu portes un pantalon gris, tu portes des chaussettes grises. C’est aussi simple que cela.

— Attends, fais-je, l’interrompant. Et si tu portes des chaussures noires ?

— Pas de problème, répond Hamlin, sirotant son Martini. Mais alors, la ceinture doit être assortie aux chaussures.

— Donc, d’après toi, avec un costume gris, tu peux aussi bien porter des chaussettes grises ou noires, dis-je.

— Euh... ouais, fait Hamlin, désarçonné. Enfin, sans doute. C’est ce que j’ai dit ?

— Tu vois, Hamlin, dis-je, je ne suis pas d’accord avec toi, parce que les chaussures sont vraiment trop loin de la ceinture. Je crois qu’il faut plutôt veiller à porter une ceinture assortie au pantalon.

— C’est bien vu, déclare Reeves.

Todd Hamlin, George Reeves et moi-même sommes tous trois installés au Harry’s. Il est un peu plus de six heures. Hamlin porte un costume Lubiam, une superbe chemise Burberry’s de coton rayé à col ouvert, une cravate de soie Resikeio, et une ceinture Ralph Lauren. Reeves porte un costume croisé à six boutons, Christian Dior, une chemise de coton, une cravate Clairbone en soie imprimée, des Allen-Edmonds à lacets en cuir perforé avec bout renforcé, et une pochette de coton, sans doute Brooks Brothers ; des lunettes de soleil Lafont Paris sont posées sur une serviette en papier, à côté de son verre, et sur une chaise vide, un ravissant attaché-case de chez T. Anthony. Je porte un costume rayé bord à bord à deux boutons en flanelle, une chemise de coton multicolore imprimée sucre d’orge, avec une pochette de soie (Patrick Aubert), une cravate de soie à petits pois de Bill Blass, et une paire de lunettes de vue à verres non fumés, Lafont Paris. Un de nos walkmen lecteurs de CD est posé au milieu de la table, au milieu de nos verres et d’une calculette. Reeves et Hamlin ont quitté le bureau plus tôt aujourd’hui, car ils avaient rendez-vous pour un masque, et tous deux ont bonne mine, le teint rose mais bronzé, les cheveux coupés court et plaqués en arrière. Ce matin, le thème du Patty Winters Show était ‘‘Rambo Existe, Je l’Ai Rencontré’’.

— Et le gilet ? demande Reeves à Todd. Est-ce que ça n’est pas... out ?

— Non, George, dit Hamlin. Certainement pas.

— Non, dis-je, approuvant Le gilet n’a jamais été démodé.

— En fait, le vrai, le problème, au fond, c’est... Comment doit-on le porter ? demande Hamlin.

— Il doit suivre... Reeves et moi avons commencé d’une même voix.

— Oh, désolé, fait Reeves. Vas-y.

— Non, pas de problème, dis-je, vas-y.

— Non, toi, je t’en prie, dit George.

— Bien, il doit suivre exactement la ligne du corps et couvrir la taille, dis-je. Il doit apparaître juste au-dessus du bouton médian de la veste, mais pas trop, car si le gilet est trop apparent, cela donne au costume une allure rigide, gourmée, ce qu’il convient d’éviter.

— Mmm-Mmm, fait Reeves, presque sans voix, l’air abruti. D’accord. Je savais tout ça.

— J’ai bien besoin d’un autre J&B, dis-je, me levant. Et vous, les gars ?

— Un Beefeater avec de la glace et un zeste, dit Reeves, levant un doigt.

— Martini, dit Hamlin.

— Pas de problème. Je me dirige vers le bar et, pendant que Freddy prépare les verres, j’entends un type, je crois que c’est William Theodocropopolis, de la First Boston, vêtu d’une espèce de veste de laine minable, en pied-de-coq, et d’une chemise potable, mais avec une somptueuse cravate Paul Stuart imprimée cashmere, qui fait paraître le costume beaucoup plus élégant qu’il ne le mérite, et donc il discute avec un autre type, un Grec aussi, qui boit un Diet Coke : ... et comme ça, Sting était au Cher-noble — tu sais, la nouvelle boîte qu’ont ouverte les types qui ont ouvert le Tunnel — et ils l’avaient dit dans Page Six, et voilà qu’arrive une Porsche 911, avec Whitney à l’intérieur, et...

Quand je reviens à notre table, Reeves est en train de raconter à Hamlin comment il fait enrager les clochards dans la rue, en leur tendant un billet de un dollar, pour le remettre dans sa poche à l’instant où il passe devant eux.

— Mais je te jure, ça marche. Ils sont tellement pris de court qu’ils la bouclent.

— Il suffit de dire non, dis-je, posant les verres sur la table. Non, c’est tout.

— Dire non ? demande Hamlin en souriant. Et ça marche ?

— En fait, ça marche seulement avec les clochardes enceintes, suis-je obligé d’admettre.

— Si je comprends bien, tu n’as pas essayé le truc du « Non, c’est tout » sur l’espèce de gorille de deux mètres vingt qui traîne dans Chambers Street ? demande Reeves. Celui qui suce tout le temps une pipe à crack ?

— Écoutez, est-ce que quelqu’un ici a entendu parler de cette nouvelle boîte appelée le Nekenieh ? demande Reeves.

D’où je suis assis, je vois Paul Owen, installé à une table de l’autre côté de la salle, avec un type qui ressemble énormément à Trent Moore, ou à Robert Daley, et un autre type qui pourrait être Frederick Connell. La compagnie où travaille Moore appartient à son grand-père. Trent porte un costume de laine peignée pied-de-poule rehaussé d’écossais multicolore.

— Le Nekenieh, fait Hamlin. C’est quoi, un Nekenieh ?

— Dites-moi, les gars, avec qui est assis Paul Owen ? C’est Trent Moore ?

— Où ? demande Reeves.

— Ils se lèvent. Les types à la table, là-bas.

— Ça n’est pas Madison ? Non, c’est Dibble, dit Reeves. Il chausse ses lunettes de vue non teintées pour s’en assurer.

— Non, dit Hamlin. C’est Trent Moore.

— Tu en es certain ? demande Reeves.

En sortant, Paul Owen s’arrête à notre table. Il porte des lunettes de soleil Persol, et tient à la main une serviette Coach Leatherware.

— Bonjour, les hommes, dit-il. Il nous présente les deux types qui l’accompagnent, Trent Moore et un dénommé Paul Denton.

Reeves, Hamlin et moi leur serrons la main sans nous lever. George et Todd commencent à discuter avec Trent, qui est de Los Angeles, et sait où se trouve le Nekenieh. Owen reporte son attention sur moi, ce qui me rend légèrement nerveux.

— Comment ça va ? demande-t-il.

— Ça va merveilleusement, dis-je. Et toi ?

— Oh, fantastique, dit-il. Et comment se porte le portefeuille Hawkins ?

— Il... Je reste coi une seconde, puis reprends d’une voix mal assurée : Il... il va bien.

— Vraiment ? fait-il, vaguement intéressé. C’est curieux, ajoute-t-il, souriant, les mains serrées derrière son dos. « Il ne va pas très bien ? »

— Bof, hein... Tu sais... dis-je.

— Et comment va Marcia ? demande-t-il sans cesser de sourire, parcourant la salle des yeux, sans vraiment m’écouter. C’est une fille fantastique.

— Oh, oui, fais-je, secoué. J’ai... J’ai de la chance.

Owen m’a confondu avec Marcus Halberstam (encore que Marcus sorte avec Cecilia Wagner), mais d’une certaine façon, cela n’a pas une telle importance, c’est même un faux-pas assez logique, puisque Marcus travaille aussi chez P&P, où il fait exactement la même chose que moi ; il a aussi un penchant pour les costumes Valentino, les lunettes de vue non teintées, et nous allons chez le même coiffeur, au même endroit, l’hôtel Pierre. L’erreur est donc compréhensible, et je ne suis nullement froissé. Cependant Paul Denton ne cesse de me dévisager, ou plutôt d’essayer de ne pas me dévisager, comme s’il savait quelque chose, comme s’il n’arrivait pas à décider s’il me reconnaît ou non, et je me demande s’il n’était pas par hasard présent lors de cette virée, il y a longtemps, un soir de mars dernier. Si c’est le cas, il faudrait que je lui demande son téléphone ou, mieux, son adresse.

— Eh bien on devrait prendre un verre, un de ces jours, dis-je à Owen.

— Super ! Bonne idée. Tiens, voilà ma carte.

— Merci, dis-je, l’examinant attentivement avant de la glisser dans ma poche, ragaillardi de la trouver si quelconque. Je viendrai peut-être avec... Je m’interromps, puis, avec circonspection :... avec Marcia ?

— Ce serait épatant, dit-il. Dis donc, es-tu déjà allé au petit bistrot salvadorien de la Quatre-vingt-troisième ? Nous dînons là-bas, ce soir.

— Ouais. Enfin, non. Mais j’ai entendu dire que c’est fameux. Je souris vaguement et prends une gorgée de J&B.

— Oui, moi aussi. Il jette un coup d’œil à sa Rolex. « Trent ? Denton ? On file. On a réservé pour dans un quart d’heure. »

On échange des au-revoir, et en sortant du Harry’s, ils s’arrêtent à la table de Dibble et Hamilton, du moins je crois que ce sont Dibble et Hamilton. Avant qu’ils ne partent, Denton tourne son regard vers notre table, vers moi, l’air affolé, comme si ma présence le mettait en face d’une évidence, comme s’il me reconnaissait de quelque part, ce qui, par contrecoup, me flanque l’angoisse.

— Le portefeuille Fisher, déclare Reeves.

— Oh, merde, inutile de nous le rappeler.

— Il a de la chance, ce con, dit Hamlin.

— Quelqu’un connaît sa petite amie ? demande Reeves. Laurie Kennedy ? Un sacré morceau.

— Je la connais, dis-je. Enfin, je la connaissais.

— Pourquoi, dis-tu ça comme cela ? demande Hamlin, intrigué. Reeves, pourquoi dit-il ça comme cela ?

— Parce qu’il sortait avec elle, répond Reeves d’un ton détaché.

— Comment le sais-tu ? fais-je, souriant.

— Toutes les filles craquent pour Bateman. (Reeves a l’air un peu ivre.) Il a le genre GQ. Tu es complètement GQ, Bateman.

— Merci, mon vieux, mais... Je n’arrive pas à savoir s’il est ironique, mais d’une certaine manière, je me sens plutôt flatté, et je tente de faire un peu oublier ma séduction en déclarant : Sur le plan humain, elle est vraiment moche.

— Bon Dieu, Bateman, gémit Hamlin, mais qu’est-ce que ça veut dire ?

— Quoi ? Elle est moche, c’est tout.

— Et alors ? Il est question de son corps, pas d’autre chose. Laurie Kennedy est un trésor, déclare Hamlin, catégorique. Et ne viens pas prétendre que tu t’intéressais à quoi que ce soit d’autre.

— Si humainement, elles sont valables, alors... c’est que quelque chose ne va pas du tout, déclare Reeves, un peu déconcerté par ses propres paroles.

— Si elles sont valables humainement, et qu’elles ne sont pas baisables — Reeves lève les deux mains en un geste sibyllin —, qu’est-ce qu’on en a à foutre ?

— Bon, une hypothèse, d’accord ? Si en plus elles sont humainement valables, qu’est-ce qui se passe ? fais-je, sachant pertinemment que c’est là une question absurde, insoluble.

— Très bien. Dans cette hypothèse, c’est encore mieux, mais... dit Hamlin.

— Je sais, je sais, fais-je, souriant. 

— ... Mais aucune fille n’est humainement valable, faisons-nous d’une même voix, et nous éclatons de rire, échangeant de grandes claques.

— Une fille valable humainement, commence Reeves, c’est une fille qui a un beau petit corps et qui fait tout ce qu’on lui demande au lit sans être trop salope pour autant, et qui, avant tout, sait fermer sa putain de gueule.

— Regarde, ajoute Hamlin, hochant la tête en signe d’approbation, les seules filles un peu intéressantes, futées, ou drôles, ou à moitié intelligentes, ou même douées — et putain, Dieu sait ce qu’on entend par là, — sont des boudins.

— Absolument, renchérit Reeves.

— Et cela, parce qu’elles sont obligées de compenser leur mocheté, conclut Hamlin, se renversant dans sa chaise.

— Ouais, mon idée a toujours été que les hommes ne sont là que pour procréer, pour assurer la survie de l’espèce, vous voyez ? dis-je.

Tous deux hochent la tête en signe d’approbation.

— Et la seule manière d’y arriver, c’est..., je choisis soigneusement les termes... c’est d’être excité par une petite nana. Mais parfois, l’argent, ou la célébrité...,

— Il n’y a pas de mais, dit Hamlin, me coupant la parole. Bateman, es-tu en train de m’expliquer que tu es prêt à faire ça avec Oprah Winfrey — hé, elle est riche, elle a du pouvoir —, ou que tu vas te taper Nell Carter — après tout, elle a un show à Broadway, une voix superbe, des royalties qui tombent sans arrêt...

— Attends, dit Reeves. Qui est Nell Carter ?

— Je ne sais pas, dis-je, perplexe. La propriétaire du Nell’s, je suppose.

— Ecoute-moi, Bateman, reprend Hamlin. La seule raison pour laquelle les nanas existent, c’est pour nous exciter, comme tu dis. La survie de la race, d’accord ? C’est aussi simple... (Il cueille une olive dans son verre et la fait sauter dans sa bouche)... que ça.

Après un moment de réflexion, je demande : Savez-vous ce que Ed Gein disait à propos des femmes ?

— Ed Gein ? fait l’un d’eux. Le maître d’hôtel du Canal Bar ?

— Non. Un tueur en série des années cinquante, dans le Wisconsin. Un type intéressant.

— Ce genre de truc t’a toujours intéressé, Bateman, dit Reeves, puis, s’adressant à Hamelin : Bateman passe son temps à lire ce style de biographie : Ted Bundy, le Fils de Sam, Fatal Vision, Charlie Manson. Il n’en manque pas une.

— Alors, que disait Ed ? demande Hamlin avec intérêt.

— Il disait : Quand je vois une jolie fille passer dans la rue, je pense à deux choses. Une partie de moi voudrait sortir avec elle, parler avec elle, être vraiment gentil, tendre, correct avec elle... Je m’interromps et vide mon J&B d’une traite.

— Et que voudrait l’autre partie de lui ? demande Hamlin d’une voix hésitante.

— Elle voudrait voir de quoi sa tête aurait l’air, plantée au bout d’une pique.

Hamlin et Reeves se regardent, puis me regardent, et je me mets à rire. Tous deux font de même, mal à l’aise.

— Alors, si on allait dîner ? fais-je, changeant négligemment de sujet.

— Pourquoi pas dans ce truc indo-califomien, dans l’Upper West Side ? suggère Hamlin.

— Ça me convient tout à fait, dis-je.

— Bonne idée, dit Reeves.

— Qui s’occupe de réserver ? demande Hamlin.

 

 

 

AU DECK CHAIRS

 

 

Courtney Lawrence m’invite à dîner lundi soir et, comme sa proposition ne me paraît pas dénuée de sous-entendus, j’accepte. Ce que j’ignorais, c’est qu’il va falloir supporter au dîner deux licenciés de Camden, Scott et Anne Smiley, dans un restaurant qu’ils ont choisi, un nouvel endroit appelé le Deck Chairs, du côté de Columbus. J’ai demandé à ma secrétaire de faire des recherches approfondies, et avant que je ne quitte le bureau, elle m’a proposé trois menus possibles et un choix de plats. Ce que Courtney m’a dit à propos de Scott et Anne — il travaille dans une agence de pub, elle ouvre des restaurants avec l’argent de son père, le dernier en date étant le 1968, dans l’Upper East Side — durant le trajet en taxi, interminable, était à peine moins intéressant que le récit de sa journée à elle : soins du visage chez Elizabeth Arden, achat d’ustensiles de cuisine à la Pottery Barn (tout cela sous lithium, au fait), avant de nous retrouver au Harry’s, où nous avons pris quelques verres avec Charles Murphy et Rusty Webster, et où Courtney a oublié sous la table le sac d’ustensiles de cuisine de la Pottery Barn. Le seul détail dans la vie de Scott et Anne qui me paraisse présenter un vague, très vague intérêt, est qu’ils ont adopté un petit Coréen de treize ans dans l’année qui a suivi leur mariage et que, l’ayant appelé Scott Jr., ils l’ont envoyé à Exeter, ou Scott avait fait ses études quatre ans avant moi.

— J’espère qu’ils ont réservé, dis-je à Courtney dans le taxi.

— Simplement, ne fume pas de cigare, Patrick, dit-elle lentement.

— Ça n’est pas la voiture de Donald Trump ? fais-je, le regard fixé sur une limousine bloquée dans les embouteillages, juste à côté de nous.

— Oh, mon Dieu, Patrick, tais-toi, dit-elle d’une voix pâteuse, défoncée.

— Tu sais, Courtney, j’ai un walkman dans ma serviette Bottega Veneta, et je peux très facilement le mettre. Tu devrais reprendre un peu de lithium. Ou un Diet Coke, La caféine te tirerait peut-être de cette torpeur,

— Je veux un enfant, c’est tout, dit-elle doucement, le regard perdu par la fenêtre. C’est tout… deux... beaux... enfants.

— C’est à moi que tu parles, ou à l’autre gland ? fais-je en soupirant, assez fort cependant pour être entendu par le chauffeur israélite et, comme il se doit, Courtney demeure muette.

Ce matin le thème du Patty Winters Show était ‘‘Parfum, Rouge à Lèvres et Maquillages’’. Luis Carruthers, le petit ami de Courtney, est en déplacement à Phoenix, et ne sera pas de retour à Manhattan avant jeudi soir, Courtney porte une veste de laine avec un gilet, un T-shirt en jersey de laine et un pantalon de gabardine, Bill Blass, des boucles d’oreilles Gerard E. Yosca en cristal, émail et plaqué or, et des ballerines d’Orsay Manolo Blahnik en satin et soie. Je porte une veste de tweed sur mesure, un pantalon et une chemise de coton Alan Flusser, et une cravate de soie Paul Stuart. Il y avait une attente de vingt minutes pour le Stairmaster au club de gym, ce matin. Je fais bonjour à un mendiant au coin de la Quarante-neuvième et de la Huitième, puis je lui fais signe de se mettre un doigt.

Ce soir, la conversation tourne autour du dernier livre de Elmore Leonard — que je n’ai pas lu ; de certains critiques gastronomiques — que j’ai lus ; de la version studio anglaise des Misérables comparée à celle de la troupe américaine ; de ce nouveau petit bistrot salvadorien au coin de la Deuxième et de la Quatre-vingt-troisième ; des mérites comparés de la rubrique potins du Post et de celle du News. Il s’avère que Anne Smiley et moi avons une relation commune, une serveuse de chez Abestone, à Aspen, que j’ai violée avec une bombe de laque, quand je suis allé skier là-bas, aux dernières vacances de Noël. Le Deck Chairs est bondé, le bruit assourdissant, l’acoustique pourrie, à cause de la hauteur du plafond et, si je ne me trompe, le vacarme est soutenu par White Rabbit, version New Age, déversé à pleins tubes par les baffles fixés en l’air, à chaque coin de la salle. Caroline Baker est attablée avec un type qui ressemble à Forrest Atwater — cheveux blonds plaqués en arrière, lunettes à verres neutres et monture de séquoia, costume Armani, bretelles. Caroline Baker est, je crois, chargée d’investissements chez Drexel. Elle n’a pas l’air très en forme. Elle aurait dû se maquiller davantage, et son tailleur de tweed Ralph Lauren est trop sévère. Ils ont une mauvaise table, juste en face du bar.

— On appelle ça la cuisine californienne classique, me confie Anne, se penchant tout près, après que nous avons commandé. Cette déclaration, j’imagine, est censée soulever un commentaire et, Scott et Courtney étant occupés à débattre des mérites de la rubrique potins du Post, c’est moi qui m’y colle.

— Vous voulez dire, par opposition à la cuisine... disons, californienne, fais-je avec circonspection, soupesant chaque mot, ou bien à la cuisine post-californienne (ceci d’une voix moins assurée) ?

— Je veux dire, je sais que ça paraît un peu à la mode, mais il y a réellement un monde entre les deux. C’est une cuisine complètement subtile, mais qui existe.

— J’ai entendu parler de la cuisine post-californienne, dis-je, tandis que le décor du restaurant s’impose à moi avec acuité : la cheminée apparente, les colonnes, le four à pizza derrière le comptoir, et... les chaises longues qui lui donnent son nom. En fait, j’y ai même goûté. Des légumes nains, c’est cela ? Des coquilles Saint-Jacques dans des burritos ? Des biscuits au wasabi ? Je suis sur la bonne voie ? Et, à propos, on ne vous a jamais dit que vous ressemblez tout à fait à Garfield, mais écrabouillé, dépiauté, avec un vilain pull-over Ferragamo jeté sur les épaules, tandis qu’on l’emmène d’urgence chez le véto ? Des fusilli ? Du brie nappé d’huile d’olive ?

— Tout à fait, dit Anne, impressionnée. Oh, Courtney, où as-tu déniché Patrick ? Il est tellement au courant de tout. Je veux dire, pour Luis, la cuisine californienne, c’est une demi-orange et une glace italienne, s’écrie-t-elle, débordante d’enthousiasme. Puis elle se met à rire, m’encourageant à rire avec elle, ce que je fais sans conviction.

En hors-d’œuvre, j’ai commandé des radis nains avec une espèce de calmar d’élevage. Anne et Scott ont pris tous deux le ragoût de baudroie aux violettes. Courtney a failli s’endormir au moment de consulter la carte, mais avant qu’elle ne glisse de sa chaise, je l’ai attrapée par les épaules et l’ai remise d’aplomb, tandis que Anne commandait pour elle quelque chose de simple et de léger, du popcorn cajun, par exemple, ce qui n’était pas inscrit au menu, mais comme Anne connait Noj, le chef, il en a préparé une petite fournée... spécialement pour Courtney ! Scott et Anne insistaient pour que nous prenions tous une espèce de poisson rouge carbonisé mais saignant, une spécialité du Deck Chairs qui, par chance pour eux, figurait comme plat sur l’un des menus types que Jean m’avait préparés. Sinon, et s’ils avaient malgré tout insisté pour que je le commande, il y avait toutes les chances pour que cette nuit  – après Late Night with David Letterman —, j’eusse débarqué dans leur studio vers deux heures du matin, pour les massacrer à coups de hache, obligeant d’abord Anne à regarder Scott se vider de son sang par les plaies béantes de sa poitrine, après quoi j’aurais trouvé un moyen d’aller jusqu’à Exeter, où j’aurais renversé une pleine bouteille d’acide sur le visage de leur fils, avec ses yeux bridés et sa bouche en fermeture éclair. Notre serveuse est un petit trésor. Elle porte des escarpins à bride en lézard garnis de glands en fausses perles dorées. J’ai oublié de rapporter les cassettes au magasin de vidéo, ce soir, et je me maudis en silence, tandis que Scott commande deux grandes bouteilles de San Pellegrino.

— C’est ce qu’on appelle la cuisine californienne classique, me dit Scott.

— Et si nous allions tous au Zeus Bar, la semaine prochaine ? propose Anne à Scott. Tu crois que nous aurions du mal à obtenir une table, vendredi ? Scott porte un pull en cashmere Paul Stuart, rayé rouge, violet et noir, un sarouel Ralph Lauren en velours côtelé et des mocassins de cuir Cole-Haan.

— Eh bien... pourquoi pas, dit-il.

— Ça, c’est une idée de génie, je suis bien contente, dit Anne, cueillant une petite violette sur son assiette et la reniflant, avant de la poser délicatement sur sa langue. Elle porte un pull rouge, violet et noir, en mohair tricoté à la main, Koos Van Den Akker Couture, et un pantalon Anne Klein, avec des ballerines de daim à bout ouvert.

Un serveur, et non pas la mignonne, se précipite sur nous pour prendre une deuxième commande d’apéritifs.

— J&B, sec, dis-je avant tout le monde.

Courtney commande du Champagne on the rocks, ce qui me consterne. « Oh, fait-elle, comme si quelque chose lui revenait soudain à l’esprit, pourrais-je avoir un zeste, avec ? »

— Un zeste de quoi ? fais-je avec humeur, sans pouvoir m’en empêcher. Laisse-moi deviner. De melon ? Et je me dis, bon Dieu, pourquoi n’as-tu pas rapporté ces putains de vidéos, Bateman, espèce d’abruti.

— De citron, n’est-ce pas, Mademoiselle ? dit le serveur, me jetant un regard glacial.

— Oui, bien sûr, de citron, dit Courtney avec un hochement de tête, l’air perdu dans une espèce de rêverie — une rêverie délicieuse, inconsciente.

— Je vais prendre un verre de... oh, mon Dieu, disons d’Acacia, déclare Scott, puis, s’adressant à nous : Est-ce que je prends du blanc ? Est-ce que j’ai vraiment envie d’un chardonnay ? On peut prendre du cabernet, avec le poisson.

Anne, gaiement : Vas-y !

Scott : Très bien, je prends du... oh, et puis, mince, du sauvignon blanc.

Sourire confus du serveur.

Anne, piaillant : Scottie ! Du sauvignon blanc ?

Scott, hennissant : Je plaisantais. Je vais prendre du chardonnay. De l’Acacia.

Anne, souriante, soulagée : Quelle andouille tu fais. C’est drôle, hein ?

Scott, au serveur : Je prends le chardonnay.

Courtney, tapotant la main de Scott : Très bien.

Anne, perplexe, réfléchissant : Je vais prendre... Oh, je vais juste prendre un Diet Coke.

Scott lève les yeux du morceau de pain de maïs qu’il trempait dans une petite soucoupe d’huile d’olive. « Tu ne bois pas, ce soir ? »

— Non, dit Anne avec un sourire mauvais. Je ne suis pas d’humeur.

Dieu sait pourquoi. Et Dieu sait qu’on n’en a rien à foutre.

— Même pas un verre de chardonnay ? insiste Scott. Tu préfères un sauvignon blanc ?

— J’ai mon cours d’aérobic à neuf heures, dit-elle, perdant pied, éperdue. Vraiment, je ne dois pas.

— Alors, je ne bois rien non plus, déclare Scott, déçu. Parce que j’ai le mien à huit heures, à Xclusive.

— Quelqu’un veut-il essayer de deviner où je ne serai pas demain, à huit heures ? fais-je.

— Non, mon chéri, je sais bien à quel point tu aimes l’Acacia, dit Anne, tendant le bras et serrant la main de Scott dans la sienne.

— Non, mon amour, je reste à la San Pellegrino, dit Scott, désignant la bouteille.

Je pianote bruyamment sur la table, murmurant « merde, merde, merde, merde » pour moi-même. Courtney a les yeux mi-clos. Elle respire profondément.

— Écoute, je prends le risque, déclare enfin Anne. Je vais prendre un Diet Coke avec du rhum.

Scott soupire, et sourit, littéralement rayonnant. « Bien. »

— C’est bien du Diet Coke sans caféine, n’est-ce pas ? demande Anne au serveur.

— Vous savez, interviens-je, vous devriez prendre un Diet Pepsi. C’est beaucoup mieux.

— Vraiment ? fait Anne. Pourquoi ça ?

— Vous devriez prendre un Diet Pepsi au lieu d’un Diet Coke. C’est beaucoup mieux. Il est plus pétillant. Le goût est plus net. Il se mélange mieux avec le rhum, et contient moins de sodium.

Le serveur, Scott, Anne, et même Courtney  – tous me regardent comme si j’avais émis là une remarque diabolique, apocalyptique, comme si je venais de profaner un mythe intouchable, de violer un serment sacré, et un grand silence semble soudain tomber sur le Deck Chairs. Hier soir, j’ai loué un film intitulé Inside Lydia’s Ass et, tout en sirotant, de fait, un Diet Pepsi pour faire passer mes deux Halcion, j’ai regardé ladite Lydia — une blonde platine, complètement bronzée, avec un cul parfait et une paire de nénés à tout casser — à quatre pattes, en train de sucer un type avec une queue énorme, tandis qu’une autre blonde superbe, avec une petite chatte blonde bien dessinée s’agenouillait derrière elle pour la bouffer et la sucer et la lécher, avant de lui mettre dans le cul un grand vibromasseur en argent bien lubrifié et de la baiser, sans cesser de lui bouffer la chatte, tandis que le type à la queue énorme jouissait en plein dans la figure de Lydia et qu’elle lui suçait les couilles, et soudain Lydia se cabrait dans un bon orgasme, apparemment authentique, et la fille derrière rampait jusqu’à elle et léchait le sperme sur son visage, avant de lui faire sucer le vibromasseur. Le dernier Stephen Bishop est sorti jeudi dernier, et je suis passé hier à Tower Records pour acheter le compact, la cassette et le vinyle, car je voulais l’avoir dans les trois formats.

— Écoutez, dis-je d’une voix tremblante d’émotion, prenez ce que vous voulez, mais moi, je vous recommande le Diet Pepsi. Je baisse les yeux sur mes genoux, sur la nappe bleue, avec les mots ‘‘Deck Chairs’’ brodés au bord, et pendant un moment, je crois que je vais me mettre à pleurer ; mon menton tremble, je ne peux plus avaler ma salive.

Courtney tend le bras et me touche doucement le poignet, caressant ma Rolex. « Tout va bien, Patrick. C’est vraiment... »

Un élancement violent, près du foie, balaie cet accès d’émotion, et je me redresse sur ma chaise, abasourdi, penaud, tandis que le serveur s’éloigne. Anne demande si nous avons vu la dernière exposition de David Onica. Je me ressaisis.

Il s’avère que nous ne l’avons pas vue et, ne voulant pas moi-même mettre en avant le fait que j’en possède un, ce qui serait assez vulgaire, je donne un léger coup de pied à Courtney, sous la table, ce qui la tire de la torpeur du lithium, et elle déclare d’une voix mécanique : Patrick possède un Onica. Vraiment.

Je souris, ravi, et prends une gorgée de J&B.

— Oh, ça, c’est fantastique, Patrick, dit Anne.

— Vraiment, un Onica ? demande Scott. Il est très cher, non ?

— Eh bien, disons... Je reprends une gorgée, soudain embarrassé. Disons... disons quoi ? « Rien », fais-je.

Courtney soupire, éloigne son pied sous la table. « Celui de Patrick est coté vingt mille dollars. » Elle semble s’ennuyer à mort. Elle cueille un morceau de pain de maïs, plat et encore chaud.

Je lui lance un regard aigu, essayant de ne pas être trop agressif : « Euh, non, Courtney, c’est cinquante mille, en réalité. »

Lentement, elle lève les yeux du morceau de pain qu’elle triture entre ses doigts et, au travers de son hébétude, parvient à me fixer d’un œil si mauvais que je baisse immédiatement pavillon, non sans avouer la vérité à Scott et Anne : le Onica n’en vaut que vingt mille. Mais le regard fixe, effrayant, de Courtney — bien que ma réaction soit peut-être excessive ; peut-être est-ce la décoration des colonnes qui lui déplaît, ou les stores vénitiens tirés sur les fenêtres au plafond, ou les tulipes rouges posées sur le bar dans des vases de chez Montigo — me dissuade d’expliquer en détail la manière dont on se procure un Onica. Ce regard, je l’interprète sans aucune difficulté. Il signifie ; Donne-moi encore un coup de pied, et ce soir, ceinture, c’est compris ?

— Cela paraît... commence Anne.

Je retiens mon souffle, les traits tendus.

— ... peu, dit-elle dans un murmure.

Je respire. « C’est peu, dis-je. Mais j’ai fait une affaire fantastique. » J’avale ma salive,

— Mais... cinquante mille ? demande Scott, soupçonneux.

— Eh bien, je pense que son travail... il y a là une sorte de... de fausse légèreté voulue, magnifiquement équilibrée. Je m’interromps, essayant de retrouver la formule que j’ai lue dans un article de New York. « Une superficialité consciente... »

— Est-ce que Luis n’en a pas un, Courtney ? demande Anne. Elle tapote le bras de Courtney. « Courtney ? »

— Luis... a... un quoi ? fait Courtney, secouant la tête comme pour s’éclaircir les idées, écarquillant les yeux pour les empêcher de se refermer malgré elle.

— Qui est Luis ? s’enquiert Scott, faisant signe à la serveuse pour qu’elle ôte de la table le beurre que le serveur vient d’y déposer — quel jouisseur, vraiment.

Anne répond à la place de Courtney. « C’est son petit ami », dit-elle, voyant Courtney, ahurie, me regarder pour implorer de l’aide.

— Où est-il ? demande Scott.

— Au Texas, dis-je très vite. Je veux dire, il n’est pas en ville, il est en déplacement à Phoenix.

— Non, dit Scott, je veux dire dans quelle boîte ?

— L.F. Rothschild, dit Anne, quêtant l’approbation de Courtney, et s’adressant finalement à moi. « C’est bien ça ? »

— Non. Il est chez P&P, dis-je. Nous sommes collègues, en quelque sorte.

— Est-ce qu’il ne sortait pas avec Samantha Stevens, à une époque ? demande Anne.

— Non, dit Courtney. C’était juste une photo qu’on avait prise d’eux, qui est passée dans Women’s Wear.

À peine mon verre arrivé, je le descends d’un trait, et fais presque aussitôt signe que l’on m’en apporte un autre, me disant que, décidément, Courtney est un amour mais qu’aucune séance de cul ne justifie un dîner pareil. Tandis que je détaille une femme superbe, de l’autre côté de la salle — blonde, du monde au balcon, robe moulante, escarpins de satin à glands dorés — la conversation change brusquement, Scott commençant à me décrire son nouveau lecteur de CD, tandis que Anne jacasse mécaniquement, expliquant à une Courtney défoncée et complètement absente les vertus des nouveaux gâteaux de germes de blé à faible taux de sodium, des fruits frais et de la musique New Age, particulièrement celle de Manhattan Steamroller.

— C’est un Aiwa, me dit Scott. Il faut que vous entendiez ça. Ce son... Il s’interrompt, ferme les yeux, extasié, mastiquant son pain de maïs... fantastique.

— D’accord, Scottie, le Aiwa est correct. Oh, nom de Dieu, me dis-je, rêve, rêve, mon garçon. « Mais le top, c’est vraiment le Sansui. J’en sais quelque chose, j’en ai un », dis-je après un silence.

— Mais je pensais que c’était Aiwa, ce qu’il y avait de mieux. Scott semble inquiet, mais pas encore assez bouleversé à mon goût.

— Pas du tout, Scott. Le Aiwa a-t-il une télécommande digitale ?

— Ouais.

— Des réglages informatisés ?

— Mmm-mmm. Le ringard intégral, indécrottable.

— L’appareil comprend-il une platine avec plateau de métacrylate et cuivre ?

— Oui. » Il ment, le salaud !

— Et un… tuner Accophase T-106 ? 

— Évidemment, dit-il avec un haussement d’épaules.

— Vous en êtes bien sûr ? Réfléchissez bien.

— Ouais. Il me semble, dit-il, prenant un morceau de pain de maïs d’une main tremblante.

— Quel genre de baffles ?

— Eh bien, des Duntech en bois, répond-il trop vite.

— Pas de chance, mon pauvre vieux. Il vous faut les baffles Infinity IRS en V, dis-je. Ou bien...

— Une minute, coupe-t-il. Des baffles en V ? Jamais entendu parler de baffles en V,

— Vous voyez, c’est bien ce que je disais. Si vous n’avez pas de baffles en V, vous pouvez aussi bien écouter un putain de walkman.

— Et de combien est la réponse de fréquences basses, avec ces baffles ? demande-t-il, méfiant.

— Quinze hertz, en fréquences ultrabasses, dis-je d’une voix suave, articulant bien chaque mot.

Ce qui la lui boucle pendant une minute. Anne continue de ronronner à propos de yoghourts surgelés de régime et de chow-chows. Je me renverse sur ma chaise, content d’avoir coincé Scott, mais hélas il reprend vite contenance et déclare : « Quoi qu’il en soit, — d’un air ravi, comme si cela lui était égal de posséder une chaîne stéréo minable et merdique —, nous avons acheté le nouveau Phil Collins, aujourd’hui. Vous devriez écouter Groovy Kind of Love, c’est superbe. »

— Ouais, je trouve que c’est de loin la meilleure chanson qu’il ait écrite, dis-je, et patati, et patata, et au moment où Scott et moi avons enfin trouvé un terrain d’entente, le poisson carbonisé arrive, il a une drôle de tête, et Courtney s’excuse et file aux lavabos, mais quand, au bout d’une demi-heure, elle n’a pas réapparu, je vais jeter un coup d’œil au fond du restaurant, et la trouve endormie dans le vestiaire.

Chez elle, à présent Elle est couchée sur le dos, nue, les jambes écartées — des jambes bronzées, aérobiquées, musclées, entraînées —, et je suis à genoux, en train de la sucer tout en me masturbant ; depuis que j’ai commencé à la lécher et à lui bouffer la chatte, elle a déjà joui deux fois, et son con est tendu et brûlant et mouillé, et je le lui écarte et la doigte d’une main, tout en me branlant de l’autre. Je lève son cul, souhaitant y mettre ma langue, mais elle refuse, et je relève la tête, tends le bras vers la table de chevet ancienne de chez Portian pour prendre le préservatif posé dans le cendrier du Palio, à côté de la lampe halogène Tensor et de l’urne en terre cuite de chez D’Oro, et déchire l’emballage entre mes dents et deux ongles brillants et lisses, puis l’enfile sur ma queue, sans difficulté.

— Je veux que tu me baises, gémit-elle, relevant les jambes, écartant encore son vagin, se branlant, puis me faisant sucer ses doigts, ses ongles longs et rouges, la mouille sur ses doigts, luisant dans la lumière de la rue qui filtre au travers des stores vénitiens de chez Stuart Hall, et le goût en est rose et sucré, et elle les trotte sur ma bouche, sur mes lèvres et ma langue, avant qu’elle ne refroidisse.

— Ouais, fais-je, au-dessus d’elle, glissant gracieusement ma queue dans son con, embrassant durement sa bouche, la pénétrant à grands coups rapides, la queue et les reins frénétiques, animés par leur propre désir, et déjà je sens l’orgasme s’annoncer peu à peu, au fond de mes couilles, dans mon anus, monter vers ma queue si raide qu’elle en est douloureuse — et je cesse soudain de l’embrasser, relève la tête, l’abandonnant bouche ouverte, langue pendante ; elle se met à lécher ses lèvres rouges, gonflées, et tout en continuant de la bourrer, mais avec moins d’intensité, je me rends compte que... qu’il y a... un problème... un problème que je n’arrive pas à identifier immédiatement... C’est en regardant la bouteille d’Évian à moitié vide, sur la table de chevet, que cela me revient d’un seul coup. « Oh, merde », fais-je le souffle coupé, et je me retire.

— Quoi ? gémit Courtney. Tu as oublié quelque chose ?

Sans répondre, je me lève du lit japonais et me précipite dans la salle de bains, essayant d’arracher le préservatif qui reste coincé au milieu, et comme j’essaie de m’en débarrasser, tout en cherchant le commutateur, je trébuche sur la balance de chez Genold et me meurtris le gros orteil et, jurant, parviens enfin à ouvrir l’armoire à pharmacie.

— Mais Patrick, qu’est-ce que tu fais ? crie-t-elle de la chambre.

— Je cherche le lubrifiant spermicide soluble à l’eau, réponds-je sur le même ton. Qu’est-ce que tu croyais ? Que je cherchais un Advil ?

— Oh, mon Dieu, s’écrie-t-elle, tu n’en avais pas ?

— Courtney, fais-je, remarquant une petite coupure de rasoir, au-dessus de ma lèvre, le ranges-tu ?

— Je n’entends rien, Patrick, crie-t-elle.

— Luis a un goût infâme, en matière de parfum, dis-je, portant à mon nez un flacon de Paco Rabanne.

— Mais qu’est-ce que tu dis ?

— Le lubrifiant spermicide soluble à l’eau ! Je m’observe dans le miroir, tout en fouillant l’étagère, à la recherche d’un Touch-Stick de chez Clinique, pour ma coupure de rasoir.

— Qu’est-ce que ça veut dire, où le ranges-tu ? crie-t-elle. Tu n’en avais pas apporté ?

— Où est ce putain de lubrifiant spermicide soluble à l’eau ? J’ai hurlé. « Lubrifiant ! Spermicide ! Soluble ! à l’eau ! » Tout en criant, Je pose un peu de Touch-Stick pour masquer la coupure, puis recoiffe mes cheveux en arrière.

— L’étagère du haut, crie-t-elle. Je crois.

Tout en fouillant dans l’armoire à pharmacie, je jette un coup d’œil sur la baignoire, et la trouve bien rudimentaire. « Tu sais, Courtney, tu devrais vraiment te prendre par la main et faire daller ta baignoire de marbre, ou bien faire installer un jacuzzi. Tu m’entends ? Courtney ? »

— Oui, Patrick... Je t’entends, répond-elle au bout d’un long moment.

Je trouve enfin le tube, derrière un énorme flacon — un magnum — de Xanax, sur l’étagère supérieure de l’armoire à pharmacie et, avant que ma queue ne ramollisse complètement, j’en pose une noisette au fond du préservatif, en enduis rapidement l’intérieur, puis retourne dans la chambre et saute d’un bond sur le lit japonais. « Patrick, merde, ça n’est pas un trampoline », fait-elle, agressive et, sans l’écouter, je m’agenouille au-dessus d’elle, la pénètre, et aussitôt elle soulève ses hanches et se tend vers moi, puis elle suce son pouce et commence à se caresser le clitoris. J’observe ma queue qui va et vient dans son vagin, à grandes et longues poussées.

— Attends, dit-elle dans un sursaut.

— Quoi ? fais-je d’une voix gémissante, désarçonné, mais prêt à jouir.

— Luis est une salope et un ringard, dit-elle d’une voix entrecoupée, tentant de me repousser.

— Oui, dis-je appuyé sur elle, lui léchant l’oreille. « Luis est une vraie salope et un ringard. Moi aussi, je le hais. » Et, aiguillonné par le mépris qu’elle a pour son mollusque de petit ami, je me mets à remuer plus vite, sentant approcher l’orgasme.

— Mais, non, espèce d’idiot, grogne-t-elle. J’ai dit « Est-ce une capote à réservoir ? » pas « Luis est une salope et un ringard. » Sors de là.

— Est-ce que quoi est quoi ?

— Dégage de là, grogne-t-elle, tentant de me repousser.

— Je ne t’écoute pas, dis-je, faisant glisser mes lèvres jusqu’à ses ravissants petits tétons, raides, dressés sur les seins fermes et opulents.

— Dégage-toi, nom de Dieu ! crie-t-elle d’une voix perçante.

— Mais qu’est-ce que tu veux, Courtney ? fais-je, grommelant, ralentissant peu à peu le mouvement. Finalement je reste là, agenouillé au-dessus d’elle, ma queue encore à moitié à l’intérieur. Elle remonte contre la tête du lit et ma queue glisse dehors.

— Sans réservoir, dis-je. Enfin, je crois.

— Allume, dit-elle, essayant de se redresser. 

— Oh, mon Dieu. Je rentre.

— Patrick, allume la lumière, fait-elle, menaçante.

Je tends le bras et allume l’halogène Tensor.

— Sans réservoir, tu vois bien. Et alors ?

— Enlève-la, dit-elle sèchement.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il faut laisser un centimètre au bout, pour parer à la force de l’éjaculation, dit-elle, élevant la voix, couvrant ses seins avec son carré Hermès, à bout de patience.

— Je fous le camp, dis-je, sans faire un geste. Où est ton lithium ?

Elle attrape un coussin et s’en couvre la tête, grommelant quelque chose, puis se roule en position fœtale. Je crois qu’elle va se mettre à pleurer.

— Où est ton lithium, Courtney ? fais-je, toujours calme. Tu en as besoin.

De nouveau, un marmonnement incompréhensible. La tête fait non, non, non, sous l’oreiller.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? fais-je, me forçant à rester poli, tout en me branlant vaguement. « Où ? » Des sanglots émanent de l’oreiller, à peine audibles.

— À présent, tu pleures, ça, c’est clair, mais je ne comprends toujours pas un seul mot de ce que tu dis. J’essaie d’arracher le coussin de sa tête. « Allez, explique-toi ! »

Elle grommelle de nouveau. De nouveau, je ne comprends rien.

— Écoute, Courtney, fais-je, furieux à présent, si j’ai bien compris ce que tu as dit, à savoir que ton lithium est dans un carton dans le compartiment à glace du réfrigérateur, à côté du Frusen Glädjé, et que c’est un sorbet — là, je hurle —, si c’est vraiment ce que tu as dit, je te tue. C’est un sorbet ? C’est un sorbet, ton lithium, vraiment ? Je finis par arracher le coussin et lui flanquer une grande gifle, en pleine figure.

— Crois-tu que ça m’excite, de faire l’amour sans précautions ? hurle-t-elle en retour.

— Oh, bon Dieu, ça ne vaut vraiment pas le coup, dis-je, marmonnant, tirant sur le préservatif de manière à laisser un centimètre libre au bout — un peu moins, en fait. « Voilà, Courtney, et cela sert à quoi ? Hein ? Dis-le-nous. » Je lui envoie une nouvelle gifle, plus légère, cette fois. « Pourquoi laisser un centimètre ? Pour tenir compte de la force de l’éjaculation ! »

— Eh bien, moi, ça ne m’excite pas ! » Elle est hystérique, ravagée par les larmes, elle suffoque. « J’ai une promotion en vue. Je vais à la Barbade en août, et il n’est pas question que j’attrape un sarcome de Kaposi pour tout foutre en l’air ! » Elle tousse, elle s’étouffe. « Je veux pouvoir me mettre en bikini », braille-t-elle. « Le Norma Kamali, que je viens d’acheter chez Bergdorf. »

Je lui attrape la tête, la force à regarder comment est placé le préservatif. « Tu vois ? Alors, tu es contente ? Pauvre conne. Tu es contente, pauvre conne ? »

— Oh, qu’on en finisse, sanglote-t-elle, sans un regard pour ma queue, et elle retombe en arrière sur le lit.

Je la pénètre brutalement, et arrive à un orgasme si minable qu’il en est presque inexistant, poussant un grognement de déception infinie, quoique prévue, que Courtney interprète comme une marque de plaisir, ce qui l’incite, toujours sanglotant et reniflant sous moi, à se toucher un peu, mais je débande presque immédiatement — en fait, à l’instant même où je jouis —, mais si je ne sors pas d’elle toujours en érection, elle va devenir folle, aussi tiens-je le préservatif par la base, tandis que je me retire, littéralement à plat. Nous restons ainsi une vingtaine de minutes, allongés chacun d’un côté du lit, Courtney vagissant à propos de Luis et des planches à découper anciennes, du couteau à fromage en argent et du moule à muffin qu’elle a oubliés au Harry’s, puis elle fait mine de vouloir me sucer. « Je veux encore te baiser, dis-je, mais sans préservatif, parce que je ne sens rien. » Ôtant de sa bouche ma queue molle et rabougrie, elle me regarde sans aménité, et déclare d’un ton froid : Avec ou sans, tu ne sentiras rien, de toute manière.

 

 

 

American Psycho
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